mardi 30 décembre 2014

Bilan de fin d'année




Je reste persuadé qu'une des meilleures décisions de Peter Jackson a été de choisir Ian Holm pour incarner Bilbo en la cent onzième année de son âge.

Les droits des images et de leurs légendes 
appartiennent à qui de droit.

mardi 23 décembre 2014

Ensemble à l'école (Manuela Draeger à l’École des Loisirs, 2)



SI LES ALGUES SE METTENT À VALSER, 
PLEASE N’AIE PAS PEUR TU N'AS 
QU’A ÊTRE UNE GOÉMONE COMME TOUT LE MONDE. 
FAIS COMME LES GOÉMONES, 
FAIS COMME SI TU N’EXISTAIS PAS, 
MON MICKEY CHÉRI.

Manuela DraegerLe deuxième Mickey


Ce billet-ci est la suite de ce billet-là.

Les Méduses, on dit que si on les regarde en face il n’arrive rien de bon. Est-ce qu’il y aurait autre chose que Bobby éviterait de regarder en face, par exemple la raison pour laquelle tout est cassé?



Pour toutes les raisons que j'ai dites (le fait que les souvenirs d’école semblent encore tout frais dans sa mémoire, le fait que les différences entre le comportement des filles dans la cour de récré et celui qu’elles ont adopté maintenant qu’elles sont grandes le troublent étrangement) il est permis de se dire que Bobby Potemkine doit être bien jeune, sûrement, même si la police (plus précisément son amie Lili Nebraska, qui remplace la police depuis que la police n'existe plus) le charge d’enquêter sur les affaires bizarres (ce genre de choses ne vous arrivait jamais quand vous alliez encore à l’école, n’est-ce pas? aussi, on peut penser que Bobby Potemkine est un peu plus vieux que les gens qui vont à l'école, ça paraît logique, mais seulement un peu).
Ou bien ça, ou bien il a perdu beaucoup de souvenirs et n’a gardé que les plus anciens: c’est toujours comme ça, les souvenirs les plus récents partent les premiers et les premiers sont les derniers qui restent. C’est une hypothèse qui mériterait d’être étudiée: il n’est pas toujours très précis, Bobby, au sujet des récents changements survenus dans sa ville: 
depuis combien de temps l’immeuble d’en face est vide? 
Combien de temps, depuis la dernière fois qu’on a vu un policier? 
Et le dernier train, il est passé quand? 
… alors qu’il est très sûr de lui, par exemple, quand il s’agit d’affirmer que l’estuaire sur les rives duquel est bâtie la ville fait cinquante kilomètres de large (c’est le genre de choses qu’on apprend à l’école et après on s’en souvient toujours même si ça ne sert pas très souvent - comme la date de Marignan - à moins qu’on n’engage une conversation avec une méduse télépathe de plus de cinquante kilomètres de diamètre, alors là oui, ça peut être une information utile à partager avec elle, que l’estuaire ne fait que cinquante kilomètres). Mais c’est quand il s’agit de se rappeler à quoi ressemblent ses amies, Lili, et Lili, et Lili, et Lili, combien elles sont jolies, craquantes et croquantes, et combien elles sont gentilles, que Bobby se montre le plus affirmatif. Ça, au moins, ça ne souffre pas le moindre doute.

La plupart des amies de Bobby Potemkine s'appellent Lili (ou Nini),
elles ont des dessins sur le visage, le ventre,
les jambes et pas grand'chose d'autre.
Moi chaque fois que je lis ça, ça me fait penser
à des dessins de DWAM, pas vous?

Ça ne permet pas de répondre de façon totalement concluante à la question: Bobby Potemkine est-il très jeune? Ou alors très vieux? Si on cherche des arguments qui iraient à l’encontre de ma théorie selon laquelle il est très jeune, on pourrait en trouver un dans le fait que même les souvenirs d’école, il ne se les rappelle pas tous, toujours, aussi nettement, comme il arrive parfois aux gens très vieux. 
Pour certains, il faut un peu l’aider: par exemple, Sheewa Gayanlog. 

- Sheewa Gayanlog, ai-je répété pensivement. 
- Oui, a confirmé Lili. Tu la connais. Vous avez été ensemble à l’école, à ce qu’elle m’a dit. Vous étiez dans la même classe. 
J’ai essayé de me rappeler cette Sheewa Gayanlog qui avait été une de mes camarades de classe. 
Ce qui me venait à l’esprit, c’était l’image d’une ourse blanche. 
Mais oui, bien sûr, je l’avais connue. Une grande ourse blanche, avec une houppe de poils gris souris à la naissance de la poitrine. Pas toujours très aimable, très mauvaise en électricité et en travaux manuels, comme moi, et interrompant ses interlocuteurs pour leur raconter ses rêves comme si elle venait juste d’en sortir.

Sauf que non, je ne trouve pas que ça contredit forcément ma théorie: parce que pour Sheewa Gayanlog, quand Bobby apprend que cette ourse maintenant elle a des oursonnes, ça le trouble profondément, comme s’il se disait: ce n’est pas possible que le temps ait passé si vite, que Sheewa Gayanlog avec qui j’étais à l’école ait déjà des oursonnes, et des oursonnes qui, en plus, sont déjà elles-mêmes en âge d’aller à l’école (même si Sheewa Gayanlog a toujours été grande pour son âge). 
C’est plutôt le genre de réaction qu’on a quand on n’est pas encore très vieux, non? 
Et si, ensuite, tout de suite après, on se met à rougir parce qu’on pense à la façon 
dont les ourses et les ours s’y prennent pour fabriquer les oursonnes 
(et justement c’est ce qui arrive à Bobby Potemkine au paragraphe suivant), 
la plupart du temps ça a quelque chose à voir avec le fait qu’on n’est pas très vieux. 
Je n’abandonne donc pas encore ma théorie. 

Dans le livre que Manuela Draeger a publié aux Éditions de l’Olivier en 2010, Onze rêves de suie, ("un roman pour adultes dont les héros sont des enfants, de très jeunes gens et une éléphante centenaire", nous prévient l’École des Loisirs dans sa présentation de l'auteur) une mémé, la mémé Holgolde, raconte à des enfants les histoires qui sont arrivées à Bobby Potemkine. Pourtant l'univers de ce roman n'est pas tout à fait le même que celui dans lequel se passent les histoires de Bobby Potemkine, et les enfants qui écoutent mémé Holgolde se rappellent très bien, eux, de la raison pour laquelle chez eux il fait toujours froid, de la raison pour laquelle il y a des trous partout, de la raison pour laquelle aucune des choses qui subsistent encore ne sert plus à ce à quoi elle était censée servir: tout est cassé parce qu’il y a eu la guerre, rien ne sert plus à rien parce que la révolution a échoué, et s’il n’y a pas beaucoup de monde c’est parce que presque tous les gens sont morts, et s’il ne se passe pas grand’ chose c’est parce que ceux qui ne sont pas morts sont en train de mourir. Et si mémé Holgolde raconte des histoires, c'est pour donner aux enfants des modèles pour mieux traverser l’adversité.


- Lili m’a serré contre elle, puis elle a accordé son instrument, avec sa corde de mi toute neuve. Nous avons regardé ensemble en direction de l’océan. L’entrée de l’estuaire était comme d’habitude, grisâtre et à peine visible sous un banc de brume. Là-bas, sous les vagues, Belle-Méduse commençait à ébranler son énorme masse gélatineuse pour aller dériver vers une autre côte ou vers la pleine mer. Elle allait repartir, si tout se passait bien. 
- S’il te plaît, Lili, joue-moi une cantate pour louve des rues, ai-je demandé. 
Pour que la musique nous emporte et nous fasse oublier tout. 
- C’est justement ce que j’allais faire, a dit Lili. 
Elle s’est mise debout devant moi. 
Elle était extrêmement jolie, dans la clarté grise du débarcadère, avec sa peau couleur pain d’épices, ses cheveux et ses dessins noirs sur le visage, sur le ventre, à la naissance des jambes, son violon acajou, son bracelet de perles en bois verni et rien d’autre. 
Elle a commencé à jouer une cantate en sol mineur. 
Nous étions seuls sur le débarcadère, tous les deux. 
La musique nous a emportés et nous a fait oublier tout. 
Pendant longtemps, nous avons été loin, 
et, en tous cas, 
nous avons été ailleurs.

Voilà. Ça confirme au moins une de mes théories: les histoires qui arrivent à Bobby Potemkine, elles se passent ailleurs. Comme les histoires dont on dit qu'elles se passent dans un cadre exotique. Ou alors, pas vraiment très loin, mais dans le futur. Ou bien à la fois ailleurs et après, et c'est peut-être pour ça qu'on dit de ces histoires qu'elles sont post-exotiques.

On dit que ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre, ça ne doit pas être facile pour eux. Ceux qui ne se souviennent pas du futur sont obligés de l’inventer, ça ne doit pas être facile non plus.

A suivre...

Les citations sont des extraits de Belle-Méduse, de Manuela Draeger.

Quant au dessin, il est de Dwam (Ipomée), 
son blog est ici, son flickr là, 
elle a un portfolio ici et un autre .

dimanche 21 décembre 2014

Un bateau dont la voile est hissée


Aujourd'hui, c'est l'hiver, c'est officiel.

Ça passera, comme le reste.



Choses qui ne font que passer

Un bateau dont la voile est hissée.
L'âge des gens.
Le printemps, l'été, l'automne et l'hiver.

Sei Shônagon - Notes de chevet

Illustration: le Ginkakuji en hiver, estampe de Kawase Hasui (1863-1957)

mercredi 17 décembre 2014

Beauté de Méduse (Manuela Draeger à l’École des Loisirs, 1)


Ça m’arrive souvent au moment où
 le jour se lève, quand je ne sais pas très bien si 
je dors encore ou si j’en ai fini avec le sommeil.
Manuela DraegerBelle-Méduse

Parfois au réveil il ne nous reste d’un rêve qu’une phrase qui, privée de son contexte, semble n’avoir ni queue ni tête; par exemple "Excusez une interruption de fourrure", ou "Ce serait impossible à suspendre".
Parfois en refermant un des livres que Manuela Draeger a publié dans la collection Medium de l’École des Loisirs on a l’impression de sortir d’un de ces rêves d’où dépasse une de ces phrases sans queue ni tête, par exemple "seul le kwak peut gagner la course au kwak, c’est inscrit en toutes lettres dans le règlement"
Après seulement on se souvient que ce n’est pas d'un rêve qu'on vient de sortir, mais d'une histoire qui nous a été réellement racontée dans un vrai livre (écrit par quelqu’un qui a signé en toutes lettres Manuela Draeger), par une personne qui dans le livre s’appelle Bobby Potemkine (même si parfois, selon le livre dont il s'agit, il peut arriver que certaines personnes y compris Bobby Potemkine lui-même se demandent si Bobby Potemkine ne s’appelle pas Mickey). 
Aussitôt la phrase remémorée ne nous paraît plus du tout n’avoir ni queue ni tête (comme on peut le dire, par exemple, d’une méduse - sans la moindre intention péjorative puisque les méduses n'ont pas de tête et pas de queue) parce qu’on se souvient du reste du livre - ou peut-être du rêve, je ne suis plus très sûr à présent - et du coup on se rappelle pourquoi le kwak gagne toujours la course au kwak et pourquoi c’est logique.
C’est logique parce que ces livres possèdent une réelle qualité onirique, ce qui n’est pas très répandu: ressembler à un rêve est un des objectifs les plus difficiles à atteindre pour une œuvre de fiction.

En quoi consiste cette qualité onirique? Hé bien, les lois qui gouvernent les histoires qui arrivent à Bobby Potemkine ne sont pas tout à fait les mêmes que celles qui régissent notre univers.

Pas seulement les lois physiques: il y a plusieurs sortes de romans où les lois physiques sont différentes; 
par exemple, ceux dans lesquels on se déplace à la vitesse de la lumière, ou bien ceux dans lesquels on se dirige droit vers l’infini, et, une fois qu’on y est, on va au-delà, on ne dit pas que ce sont des ouvrages oniriques, on dit que c’est de la science-fiction

les romans dans lesquels il y a des rois, et un anneau qui permet de les commander, un anneau qui permet de les trouver, un anneau qui permet, dans les ténèbres, de les lier, on appelle ça de la fantasy

Les aventures de Bobby n'appartiennent pas à ces deux catégories, et les lois qui y sont différentes des nôtres, ce ne sont pas ces lois-là, ce sont des lois plus secrètes. 
Si dans l'univers décrit par Draeger il y a des fusées ou des anneaux magiques, on ne les voit jamais, ils doivent être très loin; ce qu'on y voit, c'est que les ourses et les méduses parlent, que les chats ne se laissent pas caresser, que les crabes vendent des bonbons, et surtout (ce qui est encore plus dépaysant) que les garçons et les filles n'y sont pas tout à fait comme ceux que nous rencontrons tous les jours.
La pire crainte des garçons y est bien, comme chez nous, que les filles se moquent d’eux. Les filles, en revanche, n’ont pas pour pire crainte que les garçons les tuent, ce qui fait une grosse différence avec chez nous: non, la pire crainte des filles que connaît Bobby Potemkine, c’est que les garçons (par exemple Bobby Potemkine) oublient leur existence; et c’est une crainte si insidieuse qu’elles sont réticentes à la formuler explicitement (et pourtant ce sont des filles qui n'ont pas froid aux yeux). 

On a envie de les rassurer en leur disant qu’avec Bobby Potemkine, ça ne risque pas d’arriver, parce que se rappeler à quoi ressemblent les filles, c’est ce que Bobby Potemkine réussit le mieux. 

La plupart des souvenirs que Bobby Potemkine réussit à évoquer - en particulier ceux qui concernent les filles - remontent à l’époque où il allait à l’école: les gens en général appellent cette période de la vie l’enfance: mais c’est un mot que Bobby, pour une raison ou pour une autre, ne pense pas tellement à employer. Pourtant, les aventures de Bobby Potemkine sont publiées dans une collection destinée aux enfants, ou du moins à des lecteurs moyennement enfants (d’où le titre de la collection, Medium). 
On peut supposer qu’il  y a eu dans la vie de Bobby une période où les choses étaient plus simples. La vie est moins simple dans le présent de Bobby Potemkine, parce que, quelque part entre le passé et le présent, il y a eu beaucoup de simplifications, et ces simplifications ont tout rendu plus compliqué.  Par exemple, là où habite Bobby Potemkine (je ne sais pas où c’est), dans les magasins il n’y a plus rien, ce qui rend difficile d’y acheter quelque chose, il est d’ailleurs difficile d’acheter des choses même ailleurs, parce que l’argent ne sert plus à acheter des choses (on trouve encore des billets d’un dollar et de mille dollars, mais on s’en sert surtout pour les distribuer dans la rue comme souvenirs, les jours de fête, ou, les jours ordinaires, pour s’essuyer avec comme on fait chez nous avec les serviettes en papier (il n’y a plus de serviettes en papier) et si on voulait se plaindre qu’on ne peut plus acheter de choses avec de l’argent on ne pourrait pas s’en plaindre à la banque, parce qu’il n’y a plus de banque, on ne pourrait pas le faire au commissariat parce qu’il n’y a plus de commissariat (il y a des trous noirs plein de décombres à la place), d’ailleurs il n’y aurait pas grand monde pour se plaindre parce que la ville n’a plus beaucoup d’habitants. On dirait qu’ils sont partis, c’est peut-être à cause des chutes de météorites? Ce qui est sûr c’est qu’il y a eu beaucoup de chutes de météorites, c’est pour ça que la plupart des immeubles (ceux qui sont encore debout) ont des trous dans leurs toits, les appartements des trous dans leurs plafonds. C’est embêtant, parce qu’il fait très froid, tout le temps mais surtout la nuit, et il n’y a plus rien pour se chauffer. Pour lutter contre le froid on ne peut que se mettre sous une couette, ou tout contre une fille, idéalement le mieux ce serait de se mettre sous une couette contre une fille, mais les filles ne sont pas souvent là en tous cas pas au moment où Bobby Potemkine va se coucher (parfois il les rencontre au milieu de la nuit, de façon inattendue, elles lui confient alors des enquêtes parce que, est-ce que j’ai pensé à vous le dire? Bobby Potemkine est une sorte de détective, spécialisé dans les affaires bizarres: et les affaires bizarres, comme chacun sait, c'est plutôt au milieu de la nuit qu'on enquête dessus): vous comprenez pourquoi il est si important, pour Bobby Potemkine, de bien se rappeler comment c’est, les filles: rien que de se le rappeler, ça lui tient chaud. 

Qu’il ne soit pas très sûr de la raison pour laquelle il fait toujours froid, de la raison pour laquelle il y a des trous partout, de la raison pour laquelle aucune des choses qui subsistent encore ne sert plus à ce à quoi elle était censée servir, ce n’est sans doute pas très important, peut-être même que ça vaut mieux. C’est comme pour Belle-Méduse: est-ce que c’est grave si Bobby Potemkine ne la rencontre jamais face à face?

- J’ai tenté de visualiser cette énorme montagne sous-marine, gélatineuse et vaguement flottante. J’avais beau lui rajouter des festons, des voiles bleutés et des filaments transparents, je ne réussissais pas à produire une image sympathique. C’est parfois joli, une méduse, mais, quand ça a plus de cinquante kilomètres de diamètre, ça perd tout son charme.

Une méduse de cinquante kilomètres de diamètre
(vue de très loin).


Belles ou pas, les Méduses, on dit que si vous les regardez en face il ne vous arrive rien de bon.


À suivre...


Les gens de l’École des Loisirs présentent ainsi Manuela Draeger:
"Manuela Draeger est une personne mystérieuse dont nous avons essayé d’obtenir précisions et confessions. Sa constance dans la discrétion laisse pantois et respectueux, dans un monde de brutes exhibitionnistes. L’essentiel, ce qui lui tient vraiment à coeur et qu’elle accepte de dévoiler, c’est qu’elle n’est pas seule.  Avec elle, au sein du mouvement littéraire du post-exotisme, coexistent et travaillent Lutz Bassmann (publié chez Verdier), Elli Kronauer (à l’École des loisirs), et Antoine Volodine (chez Denoël, Minuit, Gallimard et aux éditions du Seuil)".
Les livres de Manuela Draeger parus à l’École des Loisirs s’appellent:
Pendant la boule bleue (2002)
Au Nord des gloutons (2002)
Le deuxième Mickey (2003)
Nos bébés pélicans (2003)
La course au kwak (2004)
L’arrestation de la grande Mimille (2007)
Belle-Méduse (2008)
Le radeau de la sardine (2009)
Un œuf dans la foule (2009)
La nuit des mi bémols (2011)
Elle a aussi écrit Onze rêves de suie (2010)  et Herbes et Golems (2013) aux éditions de l’Olivier.

Les textes de Manuela Draeger cités dans ce billet proviennent de La course au kwak et de Belle-Méduse.

vendredi 12 décembre 2014

La quantité de signes distincts sur le papier (3): la conclusion finale


L’application de l’intelligence créatrice
à un problème,
la découverte d’une solution à la fois solide,
élégante et fulgurante,
voilà ce qui lui avait toujours paru être l’affaire centrale des êtres humains - la mise à jour du sens
et de la causalité au milieu des
fausses pistes, du tumulte et des friches de la vie.
Pourtant il avait toujours été hanté - non? - par la conscience qu’il existait des hommes,
des cryptographes insensés,
des détectives fous qui gaspillaient leurs dons et leur santé mentale
à décoder et à interpréter les messages
prétenduments écrits dans les formations nuageuses,
les recombinaisons de lettres de la Bible,
les taches des ailes des papillons.

De l’existence de tels hommes,
on pouvait peut-être conclure
que la signification résidait uniquement
dans l’esprit de l’analyste.

Que c’était les problèmes insolubles
- les fausses pistes et les dossiers froids -
qui reflétaient la véritable nature des choses.

Que toutes les sémantiques et structures apparentes
n’avaient pas plus de sens intrinsèque que
le jacassement d’un perroquet gris d’Afrique.
On pourrait en tirer cette conclusion;
vraiment,
songeait-il,
on le pourrait.

Michael Chabon, La Solution Finale
( The Final Solution2004)
traduit par Isabelle D. Philippe, 
Robert Laffont, 2007

mercredi 10 décembre 2014

La quantité de signes distincts sur le papier (2): la variation


L’ami de l’homme

Les premières observations sur la disposition des cellules épithéliales du ténia remontent à 1905 (Serrurier). Mais Flory fut le premier à en comprendre l’importance et la signification, et il la décrivit dans un long mémoire de 1927, complété par de bonnes photographies où, pour la première fois, la "mosaïque de Flory", ainsi qu’elle fut nommée, fut rendue visible même aux profanes. Comme on le sait, il s’agit de cellules aplaties, de forme irrégulièrement polygonale, disposées en longues rangées parallèles, et caractérisées par la répétition, à des intervalles variables, d’éléments semblables, au nombre de quelques centaines. Leur signification fut découverte dans de singulières circonstances: le mérite ne doit pas en être attribué à un histologue ou à un zoologiste, mais à un orientaliste.
Bernard W. Losurdo, professeur d’assyriologie à la Michigan State University, dans une période d’inactivité forcée due précisément à la présence du gênant parasite, et mû en conséquence par un intérêt purement occasionnel, eut par hasard sous les yeux les photographies de Flory.
Certaines particularités que jusqu’alors personne n’avait remarquées n’échappèrent cependant pas à son expérience professionnelle: les rangées de la mosaïque sont constituées par un nombre de cellules qui varie dans des limites pas très étendues (de 25 à 60 environ); il existe des groupes de cellules qui se répètent avec une fréquence très élevée, comme s’il s’agissait d’associations obligées; enfin (et ce fut la clé de l’énigme), les cellules terminales de chaque rangée sont parfois disposées selon un schéma que l’on pourrait définir comme rythmique.
Ce fut indubitablement une circonstance heureuse que la première photographie dont Losurdo eut à s’occuper présentât justement un schéma particulièrement simple: les quatre dernières cellules de la première rangée étaient identiques aux quatre dernières de la troisième, les trois dernières de la seconde rangée étaient identiques aux dernières de la quatrième et de la sixième, et ainsi de suite, selon le schéma bien connu du tercet.
Il fallait cependant une grande hardiesse intellectuelle pour faire le pas suivant, à savoir pour formuler l’hypothèse que la mosaïque entière n’était pas rimée dans un sens purement métaphorique, mais ne constituait rien de moins qu’une composition poétique, et accompagnait une signification. 
[…]
Les mosaïques qui ont été déchiffrées jusqu’à présent par Losurdo et ses collaborateurs ne sont pas nombreuses. Il en est de rudimentaires et  de fragmentaires, pauvrement articulées, que Losurdo qualifie d’ "interjectives". Ce sont les plus difficiles à interpréter, et elles expriment pour la plupart de la satisfaction pour la qualité ou la quantité de l’aliment, ou du dégoût pour quelque élément du chyme moins apprécié. D’autres se réduisent à une brève phrase de caractère sentencieux. 
[…]
Mais certaines mosaïques d’un niveau manifestement plus élevé sont de loin plus intéressantes; l’horizon nouveau et déconcertant des rapports affectifs entre le parasite et l’hôte y est assombri.
[…]  
Nous citons ici l’exemple le plus connu, qui a désormais franchi les limites de la littérature scientifique spécialisée et qui a été accueilli dans une anthologie de littérature étrangère récente, provoquant l’intérêt critique d’un public beaucoup plus large. 
« … je devrais donc t’appeler ingrat? Non, puisque je me suis laissé emporter, et que j’ai osé briser les limites que la nature nous a imposées. Par des voies cachées et merveilleuses j’étais arrivé jusqu’à toi: durant des années, dans une religieuse adoration, j’avais puisé à tes sources vie et sagesse. Je ne devais pas me rendre visible: c’est là notre triste sort. Visible et importun: de là ta juste colère, ô maître. Hélas, pourquoi n’ai-je pas renoncé? Pourquoi ai-je repoussé la sage inertie de mes aïeux?
Mais voilà: mon audace certes impie était aussi juste qu’était juste ton courroux. Nos paroles silencieuses ne trouvent pas d’écoute chez vous, demi-dieux pleins d’orgueil. Nous, peuple sans yeux ni oreilles, nous ne trouvons pas grâce auprès de vous.
Et je m’en irai maintenant, puisque tu le veux. Je m’en irai en silence, selon notre habitude, à la rencontre de mon destin de mort ou de transfiguration immonde. Je ne demande qu’un don: que mon message te parvienne et qu’il soit médité et compris par toi. Par toi, homme hypocrite, mon semblable, mon frère. »

Primo LeviL’ami de l’homme, 
dans Histoires naturelles 
(Storie naturali, 1966), 
traduit par André Maugé, Gallimard, 1994

lundi 8 décembre 2014

La quantité de signes distincts sur le papier (1): le paradoxe


Dans le roman de Walter Scott, Le Comte Robert de Paris, Edgar lit cette phrase au sujet de la voix d’un orang-outang:
"Une voix rauque, gloussante, qui parlait une langue incompréhensible."
A sa grande surprise, cette "langue" n’a aucune utilité dans le récit, comme si l’auteur, tombant par hasard sur cette idée fantastique, avait été trop paresseux pour en faire quelque chose.
Quel abus - une perle pour les cochons!
Edgar sait, lui, qu’il va faire un usage infiniment meilleur de cette idée.
Un profond silence s’est étendu sur son travail, il se laisse le temps d’une longue réflexion concernant l’orang-outang - une idée qui l’enveloppe littéralement de lumière, avec une intensité à la fois primitive et intelligente.
Pendant plusieurs heures, il reste assis devant sa table de travail sans toucher à sa plume; c’est à peine s’il bouge.
Il prend le temps d’imaginer une voix rauque et gloussante, produisant des sons  qui donnent l’illusion du langage humain, mais incompréhensible, de la même manière, pense-t-il, que le français ou le portugais peuvent être entendus comme des cris par ceux qui n’ont jamais tendu l’oreille vers ces langues, oui, comme tous les langages humains peuvent être perçus comme des gloussements.
Il en est de même avec les cryptogrammes. De prime abord, les signes et les chiffres paraissent impénétrables. Mais dès qu’il entreprend d‘en remonter le fil - en identifiant, par exemple, la quantité de signes distincts sur le papier - il est en passe de résoudre l’énigme. Les cryptogrammes, pense-t-il, sont fabriqués par des êtres humains. Un système conçu par un homme peut être déchiffré par un autre.
C’est aussi simple - et compliqué! - que cela.
Il a déjà écrit un article sur ce sujet dans le journal Burton’s Magazine, et certains ont estimé qu’il se flattait de capacités d’analyse surhumaines. Ils n’ont pas compris l’essentiel.  La façon de lire le cryptogramme est le premier pas vers la résolution de l’énigme.
[…]
Un beau matin de printemps, il prend conscience que la fin de la nouvelle doit être son commencement.
Elle doit débuter là où le crime s’achève.
Tout l’argument du récit doit donc être agencé autour de la tentative pour résoudre l’énigme.
L’exaltation le saisit quand il découvre que la tension du récit progresse ainsi d’une version à l’autre. Paradoxe de la curiosité, se dit-il, le visage enfiévré: plus nous apprenons que nous ne savons pas, plus il devient important pour nous de découvrir ce que nous ne savons pas si nous voulons savoir.

Je vous apprendrai la peur (Jeg skal vise dere frykten, 2008) 
traduit du norvégien par Vincent Fournier, Actes Sud, 2011

lundi 1 décembre 2014

Je suis l'Esprit des Angoulêmes futurs


Dans vingt-cinq jours, Noël.

Dans soixante jours,  Angoulême.

On est vraiment, vraiment
obligés d'attendre jusque-là pour ouvrir tous les paquets?


Ça ferait pas plaisir à tonton Watterson,
de voir nos yeux briller, 
 avant qu'il ne se replonge 
dans ses chères études... non?
(parce que, bon, on l'a tous deviné que c'est lui, 
ce paquet-là, c'est pas le père Noël:
il est pas tombé par la cheminée).


Bill Watterson, pour le festival d'Angoulême 2015.

lundi 24 novembre 2014

Pendant ce temps, sur l'île de Skye...





L’automne finissant éteint peu à peu l’éclat de la bruyère, 
tandis que la brume estompe les silhouettes
du Vieil Homme de Storr 
et du Rocher de l’Aiguille.



photo: Jennie



samedi 15 novembre 2014

La première et la dernière

Novembre est-il le mois des citrouilles, ou le mois des souvenirs? Internet a tranché: selon lui, c'est les citrouilles. Mais le monde est si vaste: citrouilles et souvenirs peuvent coexister.


Elvira de Alvear

Elle posséda toutes choses et lentement
Toutes la quittèrent. Nous l’avons vue
Armée de beauté. Du haut de leur crête,
Le matin et l’abrupt midi lui montrèrent
Les beaux royaumes de la terre.
Le soir les effaça. La faveur des astres
(le réseau infini et partout présent
Des causes) lui donna la fortune,
Qui, comme le tapis de l’Arabe,
Annule les distances et confond
Désir et possession. Elle lui donna aussi
Le don des vers, qui transforme les peines
Vraies en musiques, rumeur et symboles;
Et la ferveur, et, dans ses veines, la bataille
De Ituzaingó et le poids des lauriers;
Et la joie de se perdre dans le fleuve
Errant du temps (fleuve et labyrinthe)
Comme dans les teintes paresseuses des soirs.
Toutes les choses la quittèrent, moins
Une. Sa généreuse courtoisie
L’accompagna jusqu’au bout du chemin,
Presque surnaturellement, plus loin
Que le délire et l’éclipse. La première
Chose que jadis je vis d’Elvira fut son
Sourire et ce fut aussi la dernière.




Todas las cosas tuvo y lentamente
Todas la abandonaron. La hemos visto
Armada de belleza. La mañana
Y el arduo mediódia le mostraran,
Desde su cumbre, los hermosos reinos
De la tierra. La tarde fue borrándolos.
El favor de los astros (la infinita
Y ubicua red de causas) la había dado
La fortuna, que annula las distancias
Como el tapiz del Arabe, y confunde
Deseo y posesión, y el don del verso,
Que transforma las penas verdaderas
En una musica, un rumor y un simbolo,
Y el fervor, y en la sangre la batalla
De Ituzaingó y el peso de laureles,
Y el goce de perderse en el errante
Río del tiempo (río y laberinto)
Y en los lentes colores de las tardes.
Todas las cosas la dejaron, menos
Una. La generosa cortesía
La acompaño hasta la fin de su jornada,
Más allá del delirio y del eclipse,
De un modo casi angélico. De Elvira
La primera que vi, hace tantos años,
Fue la sonrísa y es también la última.

Jorge-Luis Borges
Paru d’abord dans la revue Atlántida 
en mai 1960 puis la même année dans El Hacedor, 
et repris, en 1969, dans El Otro, el mismo.
Traduction de Roger Caillois, Gallimard, 1965

vendredi 31 octobre 2014

Contre le mur même de la bibliothèque (une des morts de K.)


Rome - 25 février 1938

[…] J’étais assise sur un petit divan bas et jaune, par terre devant moi se trouvait un tas de livres, j’étais jolie, ravissante comme cet été, avec ma robe à fleurs au col et aux poches de taffetas, mon grand chapeau de feutre noir. Comme d’habitude, quand je me sens belle, je prenais les attitudes supérieures et assurées qu’il fallait. Je ramassais et jetais avec négligence les livres que j’avais devant moi, mais en moi il y avait une morosité bien particulière, et Filippo S., qui, à sa façon idiote et égoïste, faisait de l’esprit, me donnait une sorte de nausée. 

Personne ne paraissait remarquer que là, contre le mur même de la bibliothèque, il y avait un lit ou mieux un berceau 
tout couvert de voiles clairs. 

Dans ce berceau luxueux mourait Franz Kafka.
 
Voilà qu’on vient le prendre pour l’emmener. Cependant quelle espèce de coutume est-ce là, de bander les moribonds et de les enfermer dans la tombe encore vivants: certes, ils n’y vont pas par quatre chemins. Deux hommes en civil arrivent donc, vêtus d’une couleur marron et tourterelle; à l’aspect de petits employés, l’un des deux a un peu une tête de gommeux, avec des petites moustaches blond foncé. Ils ne daignent pas ôter leur chapeau; Kafka sort de son berceau. 
Il est grand, tout habillé, d’un vêtement sombre, il a même son chapeau sur la tête. 

Pauvre garçon, je te reconnais, 
tu es exactement comme sur la photographie. 

Et il est tranquille, il semblerait presque déjà mort, 
mais ce n’est que résignation finale, d’ailleurs il n’y a rien à faire. Je vois maintenant que sur son habit sombre on lui a mis une robe légère de fillette, déboutonnée derrière et plutôt courte et large, à vives fleurs jaunes, rouges et bleues, en cretonne ordinaire. Lui reste sans bouger, debout, et laisse faire. Maintenant on lui met le cache sur les yeux, je le reconnais, ça par exemple, c’est cette bande de soie noire effilochée dont parfois je me sers pour rassembler mes cheveux.  Le gommeux aux petites moustaches rit en la lui liant derrière la tête, satisfait et d’un air de libre supériorité. Un nœud me serre, je suis indignée et je tremble. Comment peut-il rire, cet imbécile? Un jour ou l’autre il sera dans les mêmes conditions que Kafka. Mais sans doute cela lui paraît-il impossible, personne n’y pense avant. Sous le cache, la bouche un peu grande de Kafka est impassible, sa bouche de pauvre garçon. 
Et penser que lui, d’ici peu… Je regarde son visage brun, vif. Je cherche à imaginer son état. Que peut-il bien penser? Que peut-il bien sentir? Il est arrivé, ce moment effroyable. D’ici peu il aura la mort. Et il le sait, ça c’est terrible. Et ce sont ses jambes qui marchent pour y aller, s’enfermer dans la tombe, avec le cache noir. 
Je vois que les hommes s’affairent pour arranger une gorgerette, accessoire coupé dans la robe, fait moitié de la cretonne même, moitié de voile. Mais ils ne savent pas comment s’y prendre et alors, avec courtoisie, ils s’adressent à moi qui, femme, pourrai les conseiller. - Mais laissez-la donc tomber, cette gorgerette! - dis-je en tremblant - que voulez-vous que ça lui importe! - Ils obéissent, avec une courbette, et tous les trois s’en vont, grands et droits. 
Les voilà qui me l’emportent; 
un tourment sourd, 
comme un raclement, un rongement intérieur,  
me prend. 
Adieu K, cher K.


[…] L’artiste des rêves connaît vraiment son métier.

Elsa Morante, Diario 1938, 
Einaudi, 1989 
(Territoire du rêveGallimard, 1999, 
traduit de l’italien et annoté par Jean-Noël Schifano)


jeudi 30 octobre 2014

Un jugement à l’emporte-pièce


Les derniers rêves du petit matin, et ceux qui surviennent lors des brefs endormissements imprévus dans la journée, semblent vouloir compenser quelque chose - leur brièveté? - par un surcroît de réalisme descriptif, vouloir émuler les expériences diurnes en renchérissant sur leur banalité (comme au cinéma quand on recherche "l'effet de réel" en évacuant le pittoresque): peut-être aspirent-ils à se glisser parmi nos souvenirs et à se faire passer pour l’un d’eux?
Au dernier moment, leur inhérente bizarrerie onirique les rattrape et réduit à néant leur petite ruse.
Le petit homme que j’entends ronchonner dans ce rêve-ci - il est tout contracté, le pauvre, agité de tics, le menton dans la poitrine, il jette de brefs coups d’œil inquiets par-dessus ses lunettes - est d’une vraisemblance criante: on pourrait s’attendre à le rencontrer n’importe où. Cependant le rêve me souffle à l’oreille que c’est dans une maison d’édition qu’il travaille (laquelle? le rêve ne me le dit pas).
"Cette Françoise Sagan est un voyou notoire", voilà ce que je l’entends grommeler pour lui-même.
"Un voyou notoire"? J’ai déjà entendu dire bien des choses sur Sagan, mais ça, jamais.
Imaginez mon embarras, que ce petit homme grisâtre ait choisi un de mes rêves pour émettre un jugement si peu nuancé.
Qu’en dira la postérité?



dimanche 26 octobre 2014

Les Grands Webcomics Du XXIe Siècle (5): ça pourrait aller plus mal


Qui, le premier, a dit: "La vie n'est que souffrance; si vous entendez quelqu'un prétendre le contraire, ça veut probablement dire qu'il est en train d'essayer de vous vendre quelque chose "?
Était-ce S. Morgenstern, l’auteur mondialement connu du classique de Grand Amour et de Grande Aventure, The Princess Bride?
Ou bien était-ce Woody Allen?
Ou l’un des deux a-t-il chipé cette mémorable sentence à l’autre?
Ou encore se la sont-ils piquée et repiquée l’un à l’autre ad infinitum, tout de même qu'un pirate et un Sicilien, engagés jusqu'à la mort dans un tournoi d’intellects, échangent leurs verres chaque fois que l’autre a le dos tourné?

La question sera sans doute débattue encore longtemps; ce qui est sûr, c’est que si quelqu’un a trouvé le moyen de vendre quelque chose sans pour autant minimiser l’aspect tragique de l’existence, ce quelqu’un est Benjamin Dewey.

Benjamin Dewey: portrait de l'artiste par lui-même, 2012

Benjamin Dewey est un illustrateur indépendant, établi sur la côte Ouest des États-Unis; il a derrière lui une carrière déjà longue: les plus âgés d'entre vous, amis lecteurs, se souviennent peut-être de la campagne qui lui avait été commandée par le  ministère de la Propagande du Gouvernement Mondial des Dinosaures, afin de sensibiliser les populations sauropodiennes à la menace que les proto-mammaliens faisaient peser - à long terme - sur leur suprématie planétaire.

Cette campagne d'affichage n'eut pas le succès
escompté, et à ce jour la facture présentée par
l'artiste à ses clients est demeurée en souffrance.


En dépit des aléas du métier d'illustrateur, ce distingué gentleman consacre le peu de temps libre dont il dispose à l‘éducation des masses.
Depictions drawn from regrettable accounts of the less fortunate for purposes of instruction; so that one may avoid similar missteps (comptes-rendus en images à visée pédagogique des plus regrettables mésaventures survenues aux moins fortunés d'entre nous, afin d'éviter à d'autres de commettre semblables faux-pas): c'est en ces termes que l'artiste présente la synthèse du projet graphico-phlosophique qu'il poursuit depuis plusieurs années sur son tumblr: THINGS COULD BE WORSE.

Les TRAGEDY SERIES (l'attraction principale de ce tumblr à la présentation d'une élégance toute néo-classique) sont la réponse que Dewey, du fond du cubicule sans soleil où s'attarde  l'hiver perpétuel de sa morne existence, a su trouver aux tragédies de la vie quotidienne.

Et il y en a, de la variété, dans ces tragédies!
Comme disait Edgar Poe, le malheur est divers (sur ce point au moins, il n'y a pas de doute: c'est Poe qui l'a dit, pas Allen ni Morgenstern).

Quand on annonça aux dinosaures qu'ils étaient officiellement déclarés éteints, combien ils regrettèrent de n'avoir pas donné suite, quand il en était encore temps, à tous ces projets à long terme qu'ils avaient conçus!

L'opinion publique se montre impitoyable envers les moindres faiblesses des requins mélomanes.

La louable entreprise qu'était en son printemps le Pique-nique Périodique des Pugilistes Paranoïaques a périclité: pitoyable pantalonnade!

Et que dire face à ces hordes de bœufs musqués qui font régner l'incivilité dans nos rues!

Quelque encouragement qu'ils reçoivent de leurs professeurs à l'académie des beaux-arts, l'autoportrait ne sera jamais le fort des peintres vampires.

La nostalgie des bûches pour le temps où elles faisaient partie d'un arbre est sans remède.

Soyez honnête: avez-vous seulement retenu la date de l'anniversaire de l'alligator?

Alors, cessez de vous apitoyer sur votre sort et voyez le bon côté des choses: vous pourriez avoir pour voisin du dessus un scolopendre géant amateur de claquettes.

Bien que l'efficacité de la Schadenfreude comme remède à la mélancolie
ne soit plus à démontrer,  celle-ci ne doit être prise
qu'en respectant strictement les doses prescrites.

Je devine que quelque chose vous préoccupe. Le terme webcomic est-il parfaitement approprié pour ce type de publication: une case à la fois, pas de héros ni de progression dramatique, et même pas de bulles mais des légendes sous les images, comme dans l'ancien temps? Il est vrai, Things Could Be Worse n’a pas d’autre intervenant récurrent que la fatalité: mais  c’est déjà ça, et puis bon, ça se trouve sur le web, c’est régulièrement mis à jour, et c’est - douloureusement - comique, alors on peut appeler ça un webcomic.
A une première centaine de vignettes, s'est ajoutée au fil des années une deuxième centaine, puis une troisième, une quatrième... ce travail de Pénélope touche à sa fin, et Mr Dewey a fait connaître au public que dans les cent dernières vignettes mises en ligne de cette somme éducative et distrayante se cache une énigme!
Bientôt vous pourrez faire l'acquisition d'un magnifique album relié, qui, sous le titre The Tragedy Series: Secret Lobster Claws and Other Misfortunes, reprend, en 288 pages, les 500 tragédies évoquées en ligne, plus du matériel inédit, une introduction, un mini-comics de 22 pages (vous voyez, amateurs du genre, qu’on ne vous a pas oubliés), lequel sera vendu à l'enseigne de St Martin’s Griffin Press (vous pourrez aussi le commander sur différents sites de vente en ligne, n'ayez pas d'inquiétude à ce sujet).
La date de sortie annoncée est le 17 mars 2015 (deux mois avant Nimona, l’album, qui, lui, je vous le rappelle, est annoncé pour le 19 Mai! Vous aurez donc le temps d'économiser assez pour ne vous priver d'aucun de ces indispensables tomes!).


Vous serez en outre ravi d’apprendre que Benjamin Dewey a aussi une boutique etsy, dans laquelle il vend quelques-unes de ses autres spécialités. Elle est pas belle la vie?


Toutes les illustrations © Benjamin Dewey, de course.

samedi 25 octobre 2014

Presse-bouton



Milieu de l’après-midi. 
Je pique du nez et plonge dans un rêve. 
Je me vois (debout devant une sorte de muraille ponctuée, aussi loin que porte le regard, de boutons et de cadrans, un peu comme dans les années 60 on imaginait les ordinateurs du futur: c’est à dire comme les ordinateurs des années 60, mais - forcément, modernité oblige - beaucoup plus grands) presser un bouton dont la fonction est de mettre fin à mon envie de dormir. 
Je n’ai plus qu’à me réveiller.



mercredi 22 octobre 2014

Le bout du chemin n'est pas la fin du voyage



Rude semaine pour Neil Gaiman: jeudi 23 au soir (à partir de 18 h 30) il arrosera  assistera au vernissage de l’exposition de son vieux pote Dave McKean à la galerie Martel, à Paris (17 rue Martel, 75010; métros: Château d'Eau, Poissonnière ou Gare de l'Est!), nommée, comme la plus récente collaboration des deux auteurs, Smoke and Mirrors.

Y seront présentées les somptueuses bichromies réalisées en 2013 par McKean pour la réédition, en grand format et - vous avez suivi, j'espère? - illustrée, de ce recueil  de nouvelles et autres textes courts de Gaiman, publié initialement en 1998.



L’exposition dure du 24 octobre au 22 novembre; Dave McKean dédicacera Smoke and Mirrors à la galerie le samedi 25 de 15 à 18 heures.


Et le vendredi 24, à la librarie Millepages à Vincennes, Neil, quant à lui, dédicacera L’Océan au bout du chemin, qui - votre blog favori avait commencé, il y a déjà un certain temps, à vous préparer au choc de cette nouvelle - vient de paraître au Diable Vauvert dans une traduction de Patrick Marcel.




Sur son blog, Gaiman précise gentiment que c’est seulement à Vincennes qu’il dédicacera, et que le samedi, à la galerie Martel, McKean sera tout seul pour dédicacer, car cet après-midi-là lui, Neil, sera occupé ailleurs à donner une interview: quand je vous disais que ce serait une rude semaine.


Et ensuite? Il repartira pour de nouvelles aventures; ce sera sa seule halte en France, profitez-en bien!



Illustrations © Tor Books, 
Au Diable Vauvert, Neil Gaiman, 
Dave McKean, etc, etc...

mardi 21 octobre 2014

Changement


C'est arrivé aujourd'hui, finalement il est là, encore que bien plus tard que les années précédentes: ce changement dans l'atmosphère, à peine perceptible et encore moins définissable, qui nous prévient que le moment est revenu de ressortir les couvertures des armoires.

Bon, manifestement, ce petit frisson dans l'air,
tout le monde ne le perçoit pas de la même façon,
et n'y associe pas les mêmes rituels.
Moi, que voulez-vous,
c'est les couvertures.

Illustration: Autumn Sprite,
aquarelle de Margaret Tarrant,
chipée sur l'excellent blog de Thom Buchanan,

lundi 13 octobre 2014

Roses presque mauves à la Carson McCullers


Les rimes enfantines de Carson McCullers vous-ont-elles mis en appétit? 
Voici une petite recette à sa façon.

Sans répondre, le jockey prit dans sa poche un porte-cigarette en or, l’ouvrit nerveusement. Il contenait quelques cigarettes et un petit canif en or. Il se servit du canif pour couper une cigarette en deux. Après l’avoir allumée, il fit signe à un garçon.
- Un Kentucky bourbon, je vous prie.
- Maintenant, gars, écoute-moi, dit Sylvester.
- Ne m’appelle pas gars.
- Il faut que tu sois raisonnable. Tu le sais. Il faut absolument que tu sois raisonnable.
Le jockey fit une grimace de mépris, regarda les plats sur la table et détourna les yeux aussitôt. Un poisson à la crème semé de persil devant l’homme qui avait de l’argent. Des œufs Benedict devant Sylvester; des asperges, du maïs au beurre frais, une soucoupe d’olives noires et, juste devant lui, un plat de pommes de terre frites. Pour ne plus voir cette nourriture, il regarda fixement le bouquet de roses presque mauves au centre de la table.
- Vous avez sûrement oublié quelqu’un qui s’appelle McGuire.
- Ecoute-moi… dit Sylvester.
Le garçon apporta le bourbon. Le jockey saisit le verre de ses petites mains dures et calleuses. Il portait au poignet une gourmette en or qui tintait contre le bord de la table. Après l’avoir fait tourner entre ses paumes, il avala le bourbon d’un trait, et reposa brutalement le  verre.
- Oui, je suis sûr que vous avez la mémoire très courte et très fugitive.
- Ça suffit, dit Sylvester. Qu’est-ce qui te prend, ce soir? On t’a parlé du gosse?
- J’ai reçu une lettre de ce quelqu’un dont nous parlons. On lui a enlevé son plâtre mercredi. Il a une jambe plus courte que l’autre de cinq centimètres. C’est tout.
Sylvester hocha la tête avec un petit clappement de langue.
- Je comprends ce que tu éprouves.
- Vraiment?
Il regarda de nouveau les plats sur la table, le poisson, le maïs, les pommes de terre frites. Son visage se ferma. Il détourna les yeux. Une rose perdait ses pétales. Il en prit un, le froissa doucement entre le pouce et l’index, et l’avala.

Carson McCullers, Le jockey
dans La Ballade du café triste
(The Ballad of the Sad Café, 1943) 
traduit par Jacques Tournier, Stock, 1974